le jardin premier
Au milieu d’une ville de couleurs et d’ondulations, assemblage de maisons semblables à des pâtisseries colorées, un enfant roux hilare chevauche le faîtage d’un palais austère.
Il est ivre de sourire et de joie, perle d’or au sommet de la bâtisse.
Dans la place, dans les rues, partout dans la ville, des nuées d’enfants en liesse.
Personne n’a dormi depuis des jours et la fête bat son plein.
Des vagues de cris et de rires s’élèvent en bourrasque et balaient le ciel.
Les maisons ondulent, oscillent au rythme des tambours, leurs fenêtres aux formes approximatives sont des yeux saouls. Chacune est un musicien qui tangue sur la musique, sous la houlette d’un chef d’orchestre invisible.
Dans les ruelles, des pyramides de corps juvéniles se font et se défont, se dressent et s’effondrent. Il y a partout des tablées pleines de gâteaux, des bouches qui se gavent, des yeux encore plus pleins que les bouches, des cordes qui balancent d’un bout à l’autre de la place charriant des grappes de gosses, des bandes réunies qui complotent des farces, des filles et des garçons qui se courent après, la fontaine centrale qui donne en abondance limonade pour boire et se baigner, ces enfants qui plongent dans le bassin pétillant, ces éclats de rires et ces voix qui passent subitement au-dessus des autres semblables à des cloches claires, les plus jeunes d’entre eux qui somnolent sur des bancs, sur des marches, tout à leurs rêves fantastiques, dont le sourire est du suc pour la fête.
L’enfant roux est pris, de tout son corps il brille comme la fête.
Voilà des jours que cela dure et que le miracle de l’abondance de sucre continue…
Une chose est claire pourtant : ça ne peut pas s’arrêter là. Ça doit monter encore d’un cran.
Les dormeurs s’éveillent ou se mettent à rêver plus intensément, comme des turbos qui s’activent et la fête prend une tournure presque sérieuse. La transe collective augmente.
L’enfant roux éclate. Sa lumière devient électricité. Elle rejoint les portes du palais qui craquent et volent en éclat.
Aucun arrêt dans la fête, pas d’interruption.
Un enfant plus grand que les autres, à la crinière noire comme son regard perçant avance, tranquille au-devant de la foule. Le roi se montre enfin !
On le salue en se jetant en tous sens, en renversant les tables, en jetant la crème au ciel, en riant de plus belle.
Sur le seuil de son palais, se tient l’enfant fier, épée de bois à la taille, taille svelte, agile jeune homme, éclair sombre.
Il fend l’espace, monte sur un piédestal, dégaine son épée, pointe le ciel et instantané commande aux nuages.
L’air prend une texture épaisse, porteuse, tourne lentement, entraine la foule, la prend dans ses bras, enveloppante, hypnotique.
Un chant qu’aucune langue ne pourrait traduire démarre sur toutes les lèvres en même temps.
La limite déjà floue entre les corps s’estompe encore, les ventres se touchent, les bras se mêlent, les yeux sont pris de torpeur. Le chant et les heures s’écoulent en une lente progression qui accompagne la montée du soleil.
Lorsque le zénith est atteint, enfin, d’un geste précis le roi arrête sa baguette.
L’espace s’ouvre..
Les nuages reprennent leur chemin vers l’Orient.
Les enfants en volées d’oiseaux rejoignent leurs nids en forme de bancs, de creux d’herbe, de lits douillets, de rochers jolis ou de cabanes dans les arbres. Seuls ou en groupe il retournent au monde des rêves.
…
Seul, le roi noir respire profondément et s’assoit, les yeux dans le vague, nostalgique.
Il regarde ces corps étendus, ces flaques de chantilly, les confettis épars. L’envers du décors.
Il soupire.
La vie de ce royaume se résume à une succession de fêtes entrecoupées de silence complet.
Songeur, il arpente la ville. Il les aime ces enfants, mais il a de la peine quand il les regarde endormis, leurs bonnes bouilles contentes, rougies par le plaisir. Il est triste du mensonge qui se perpétue jour après jour.
Ici les enfants ne grandissent pas. Au-delà, pas de source, pas de ruisseau : une vaste étendue de terre dure, battue par un vent brûlant.
Parfois il se rend là-bas. Il se rappelle.
Jours de furie, nuées d’oiseaux noirs dans le ciel, cris perçants des bêtes féroces.
Il sait qu’un jour le monde autour de lui s’est retourné, que le sol a tremblé, des failles se sont formées, des visages affreux sont apparus dans les nuages, mâchoires cruelles et regards carnassiers.
Il sait qu’il n’a pas eu le choix : sur l’herbe courait la fillette, s’élançait le jeune garçon, gambadait la perle d’ici, bleue et pure, perle de lait, œil joufflu.
Il se rappelle encore les temps d’avant où tous entouraient cet enfant premier. La vie coulait douce, la terre était abondante, la pluie généreuse, le soleil souriant. Il y avait des arbres et des fruits, des herbes folles et des herbes tendres. Et puis… il y avait de l’eau claire, fraîche pour se baigner, il y avait des cascades et des ruisseaux, des bassins pour plonger et boire.
Les mâchoires sévères ont convoité l’enfant sans âge, les malédictions venues d’on-ne-sait-où ont déferlé sur lui. Rapides, terribles.
Il termine de faire le ménage, et lorsque tout est de nouveau en ordre, prêt à recommencer, après un dernier coup d’oeil en arrière, il retourne à son palais.
À l’intérieur, il ne se sent pas bien.
Dans la petite pièce au centre du palais, la « chose » est bien toujours là. Même figée dans sa chrysalide, elle inspire un amour infini, une joie religieuse.
Il doit faire un gigantesque effort pour s’extraire de la contemplation, ressort et referme la porte.
Il s’adosse au mur, respire fort, s’aperçoit qu’il tremble, que sa peau est moite et froide. Quelque chose ne va pas.
Il capte un reflet de lui-même dans un miroir.
Il comprend alors sans l’ombre d’un doute que tout est en train de basculer.
La grande horloge s’est remise en marche.
Il a vieilli.
Abasourdi, il ressort.
Aux portes de son palais, il est comme renversé : un vent tendre, une lumière pastel, un chant angélique viennent l’embrasser amoureusement. Son coeur est pris d’un spasme et cherche à sortir de sa poitrine.
Son épée de bois, sceptre de roi, tombe par terre.
Là, sur la place, les enfant sont réveillés, tous agglutinés autour du piédestal central. Ils sont curieux et babillent gentiment. Du centre se dégage cette lumière qui l’a renversé. Des vagues d’amour en mots soyeux s’épanchent sur eux.
Il fend la foule indifférente à sa présence. Le coeur de plus en plus énorme malgré ses efforts pour le contenir, pour ne pas pleurer de joie avec eux tous…
Au centre, accroupis, entourés des plus jeunes enfants tendrement abandonnés contre eux, vêtus de blanc et de douceur, se trouvent un homme et une femme.
Deux adultes.
Son ventre se convulse, une nausée terrible.
Un grondement noir comme ses cheveux monte, une colère monstrueuse qui l’électrise. Toute la force de destruction du monde rassemblée prête à tout raser.
L’homme et la femme ensemble se tournent vers lui, le regardent dans les yeux, présents.
Des regards directs, simples, qui disent : « nous te voyons, nous savons ».
Alors le cri de sa bouche éclate, percute les murs des maisons, fait trembler le ciel, déchire la terre, déchire le voile d’hypnose des enfants, déchire tous les voiles du monde.
Le cri de son coeur éclate et révèle la solitude ancienne, l’injustice d’avoir été seul contre l’ombre et seul tout ce temps, l’indignation sans nom de n’avoir eu personne sur qui compter.
Les étoiles tremblent avec lui. Le soleil craque comme son coeur pleure.
Les enfants comme lui se rappellent les détails oubliés.
Le couple d’adulte est là. Ils recueillent dans leurs yeux la vérité qui se dit là, n’ont pas peur que le monde s’effondre.
Et il pleure et crie encore, marées de larmes, gerbes noirâtres. Il est furieux et terrible. Axe rebelle, il expulse et se rebiffe. Il en veut au monde entier. Il n’a rien demandé. Les enfants autour de lui aussi se rappellent la catastrophe passée, adhèrent et tremblent avec lui… la place, la ville, les maisons tremblent.
L’homme et la femme se lèvent et prennent le roi dans leurs bras.
Alors, animal traqué qui retrouve la sécurité, les convulsions le prennent. De ses spasmes jaillissent des larmes, sa poitrine appelle l’amour, ses pensées appellent la bienveillance.
Un gazouillis de bébé résonne : le palais est ouvert comme une fleur, l’enfant premier au centre.
Des hauteurs, le dragon se glisse dans l’air vers l’enfant, le recueille tendrement et s’élève pour repartir avec lui par le trou du ciel, de l’autre côté de la peau du ventre de Balthazar…
Dans le monde des enfants, la pluie tombe, rendant à la terre humide toutes les tristesses contenues.
Tout est en ordre.
Nicolas BERNARD
illustration : Roseline Doreye
C tout simplement magnifique..touchant…profond..tres belle écriture…
Déjà bcp entendu parler de vous par Anyes Olek, Isabelle…de Charente avec qui je fais des ateliers et fait acheté par Isabelle lors d’un de ses we à Bordeaux avec vous, votre coffret de « les cartes du corps » tres belle création que j’utilise à mon tour à titre perso chez moi et bientôt ds mes séances de shiatsu
Merci pr tt ce que vs faites et peut être je m’inscrirai à certains we.
Je veux bien recevoir vos differents proogrammes..belle énergie pour votre aventure
Waouh… dès les premières lignes je plonge, avec les images qui viennent de tes mots Nicolas. Et je suis touchée par ta poésie simple et pourtant tellement profonde qu’elle induit une écoute attentive, de mon corps qui se délecte à suivre le fil de ton histoire.
Merci pour ce partage qui donne envie de découvrir la suite…
Merci Nicolas. J’ai pleuré…
C’est génial cette histoire…. ! Waouh !
La fin est en fait comme sa naissance et en meme temps sa mort,où ses parents l’attendent pour l’accompagner.
En tout pour moi ce sont les 2 memes choses…naissances et mort/mort et renaissance
Merci pour ce joli partage..
Bises a vous deux.